Tammy Lee (PDG de Culture Creates) – 21 mai 2025
Publication originale sur LinkedIn
En mai 2025, le Canada a nommé pour la première fois de son histoire, un ministre de l’Intelligence artificielle et de l’Innovation numérique en la personne de Evan Solomon.
Alors que l’IA commence à façonner non seulement les technologies que nous utilisons, mais aussi le savoir auquel nous pouvons faire confiance, il est temps de parler de l’infrastructure de données qui permet tout cela.
Ce qui suit est une lettre ouverte au ministre Evan Solomon, mais c’est aussi un message adressé à tous ceux qui travaillent aux politiques de l’IA, de l’innovation numérique ou de l’avenir du savoir public. Car si nous voulons une IA d’intérêt général, nous avons besoin d’une infrastructure de métadonnées publiques.
Cher Ministre Salomon,
Félicitations pour votre nomination à la tête du premier portefeuille du Canada axé sur l’intelligence artificielle et l’innovation numérique.
Vous entrez en fonction à un moment charnière, non seulement pour la politique en matière d’IA, mais aussi pour l’avenir numérique du Canada.
Alors que vous travaillez à définir ce à quoi doit ressembler une IA d’intérêt public et d’intérêt général pour ce pays, je souhaite souligner un élément concret :
Le Canada a déjà financé et construit l’un des seuls prototypes fonctionnels d’infrastructure de métadonnées publiques pour l’ère de l’IA, grâce aux investissements de Patrimoine canadien et du Conseil des arts du Canada pour le secteur culturel.
C’est prêt. Ça marche. Il faut un soutien fédéral pour le faire évoluer.
Ce que l’IA ne peut pas voir, elle ne peut pas l’apprendre
Dans un monde où l’IA générative synthétise et crée du sens à partir d’entrées structurées, les métadonnées ne sont plus seulement de la plomberie technique.
C’est ainsi que les machines comprennent le monde et que nous nous assurons que cette compréhension nous reflète.
C’est le fondement même de l’agentivité numérique, de la mémoire et de la représentation, et l’un des leviers les plus négligés dans la création d’une IA de confiance.
Si les données sur la culture, les communautés et la vie publique canadiennes ne sont pas structurées, connectées et visibles par les machines, elles sont laissées pour compte ou, pire encore, déformées.
C’est le problème des infrastructures dont personne ne parle.
Chez Culture Creates / la Culture Crée, nous nous employons à résoudre ce problème depuis déjà 10 ans.
Ce que nous avons construit : une infrastructure de données qui écoute et apprend.
Nous n’avons pas créé une autre plateforme de contenu. Nous avons conçu un système qui permet aux utilisateurs de créer et de structurer du sens selon leurs propres termes, tout en le rendant lisible par les machines.
Voici comment cela fonctionne :
Footlight CMS est un système de gestion de contenu léger utilisé par les diffuseurs artistiques, les offices de tourisme et les institutions culturelles. Il permet à des utilisateurs non techniques de décrire des événements, des lieux, des personnes et des organisations dans leur propre langage. Il structure ensuite ces informations selon une ontologie minimale viable :
Qui ? Quoi ? Quand ? Où ? Par qui ? Pour qui ?
Artsdata.ca permet ensuite de récupérer et de lier ces métadonnées dans le Web, reliant les calendriers, les plateformes et les régions par des connexions et des relations plutôt que dans des catégories rigides. Ensemble ces données créent un graphe ouvert des connaissances culturelles du Canada, une base commune pour des données culturelles interconnectées et lisibles automatiquement, par les ordinateurs.
Ensemble, ils forment un système d’apprentissage : les personnes décrivent ce qui compte, la structure informatique le capture et le système s’adapte pour créer du sens.
Nous appelons cela une boucle de rétroaction sémantique : une infrastructure qui évolue grâce à son utilisation dans le monde réel.
Ce modèle n’impose pas de catégories rigides ni de vocabulaire prédéfini. Il offre simplement une structure permettant de relier les données, puis laisse le sens évoluer au fil des utilisations.
C’est ainsi que nous équilibrons la lisibilité pour les machines et l’expression de notre humanité. C’est ce qui rend le système résilient.
C’est également ainsi que nous commençons à aligner les systèmes d’IA sur les connaissances du secteur public, les langues locales et le sens défini par la communauté, au lieu de laisser les modèles génératifs apprendre uniquement de ce qui est centralisé, commercial ou déjà récupéré.
Il ne s’agit pas seulement d’innovation technique. Il s’agit d’un transfert de pouvoir : la capacité de façonner les connaissances numériques des plateformes par et pour les individus.
Ce n’est pas théorique. Ça marche, et ça marche déjà.
Au cours de la dernière décennie, le gouvernement fédéral, par l’intermédiaire de Patrimoine Canada et du Conseil des arts du Canada, a investi plus de 5 millions de dollars dans la recherche et le développement d’infrastructures de données artistiques diverses, par le biais de multiples projets et octrois de subventions impliquant de nombreux organismes artistiques. Ensemble, ces investissements ont permis de créer un prototype fonctionnel d’infrastructure de métadonnées publiques.
Ce n’était pas facile.
Ce type d’infrastructure ne s’intègre pas facilement dans les silos du financement traditionnels ; il a donc fallu des années de mobilisation, de petites subventions limitées dans le temps pour y parvenir. Son existence témoigne aujourd’hui de la détermination des constructeurs impliqués.
Son usage est effectif et permet de :
- Favoriser la découvrabilité des calendriers culturels nationaux et régionaux;
- Soutenir les infrastructures locales d’organismes comme le Centre national des Arts, Culture Laval, Tourisme Mauricie et le gouvernement du Nouveau-Brunswick;
- Permettre discrètement à Affaires mondiales Canada et à Destination Canada de publier une programmation culturelle structurée et partageable pour le pavillon canadien à l’Expo 2025 d’Osaka;
- Introduire des métadonnées lisibles par machine dans le Web des données ouvertes et liées pour le bénéfice du public.
C’est une infrastructure qui fonctionne, mais elle reste fragile.
Ce qui nous manque c’est de l’envergure, de la continuité et un engagement fédéral structurel. Sans cela, nous risquons de perdre l’infrastructure même sur laquelle d’autres ministères s’appuient déjà, qu’ils en soient conscients ou non.
Mettre à l’échelle cette initiative ne signifie pas créer quelque chose de nouveau. Il s’agit de s’appuyer sur des outils déjà éprouvés et d’en étendre l’utilisation à d’autres secteurs publics – des répertoires touristiques nationaux aux calendriers scolaires provinciaux, en passant par les portails municipaux de soutien financier aux arts – afin de garantir que les données canadiennes demeurent visibles, fiables et connectées.
Et soyons clairs : il ne s’agit pas seulement d’infrastructures culturelles. C’est aussi économique.
À l’ère de l’IA, les métadonnées structurées déterminent la visibilité numérique, et la visibilité est une porte d’entrée vers la participation au marché.
Si des secteurs comme le tourisme, l’éducation et la fonction publique ne sont pas structurés, ils sont non seulement plus difficiles à trouver, ils sont exclus des marchés émergents du numérique.
Le Canada n’a pas besoin de développer ses propres modèles d’IA pour rester compétitif. Il doit cependant s’assurer que ses données – ses événements, ses artistes, ses lieux, ses connaissances et ses infrastructures civiques – sont structurées, interconnectées et lisibles par les machines.
C’est ainsi que les innovateurs canadiens – chercheurs, technologues, institutions publiques – peuvent créer des applications fiables selon leurs conditions, des conditions canadiennes.
C’est ce que ce modèle permet. Il ne s’agit pas seulement de découvrabilité, il s’agit de pérenniser nos valeurs publiques et communautaires dans une économie de l’IA générale et générative.
Quels sont les enjeux si nous n’agissons pas ?
Sans infrastructure de métadonnées publiques :
- Les systèmes d’IA se basent par défaut sur ce qui est déjà visible, c’est-à-dire sur les données massives des plateformes et non sur celui du secteur public ou de l’écosystème culturel du Canada.
- Les petites organisations et les communautés locales risquent une oblitération numérique.
- Nous risquons de construire des systèmes d’IA qui savent tout de nous, sauf ce que nous sommes vraiment.
Et sans métadonnées publiques structurées, l’IA imposera sa structure et créera les liens à notre place, en fonction des contenus commerciaux, des récits dominants ou des suppositions et des risques statistiques.
Tout cela n’est pas seulement inexact, c’est dangereux.
C’est ainsi que la fausse représentation se transforme en vérité.
Et pourquoi structurer nos propres données n’est pas facultatif ? Il s’agit d’autodétermination culturelle.
C’est une question de souveraineté.
C’est une question de mémoire collective nationale.
Et c’est un problème d’équité profond.
Les organisations les moins susceptibles d’être représentées dans les données d’entraînement de l’IA sont celles qui dépendent le plus des infrastructures publiques pour exister.
Si nous ne construisons pas nos infrastructures publiques de données, quelqu’un d’autre nous les offrira comme un produit – selon ses critères – et nous lui louerons notre propre visibilité.
Il s’agit d’une infrastructure d’IA d’intérêt public, déjà opérationnelle et prête à évoluer.
Soyons clairs sur ce que nous ne demandons pas :
- Pas une autre plateforme ;
- Pas de nouvelles subventions ponctuelles pour du contenu numérique ;
- Pas une politique publique hiérarchique sans ancrages pour la soutenir ;
- Pas un nouveau rapport sur l’IA éthique sans incarnation.
Ce dont nous avons besoin, c’est d’un investissement fédéral dans l’infrastructure des métadonnées publiques.
Une infrastructure de données qui :
- Rend les données canadiennes visibles aux systèmes d’IA ;
- Réduit les obstacles à la participation des communautés défavorisées ;
- Évolue par l’usage, et non par la prescription ;
- Sert de couche de données nationale sur laquelle d’autres segments peuvent s’appuyer, du tourisme à l’éducation en passant par la planification civique.
C’est une infrastructure fondamentale de données structurées, non pas extractives et disparates, dont le Canada a besoin pour être un chef de file à l’ère de l’IA. Le Canada a l’occasion de jouer un rôle de premier plan, discrètement, mais significativement.
Nous disposons déjà d’une infrastructure opérationnelle dont d’autres pays discutent encore. Nous n’avons pas de retard à rattraper, il nous suffit de prendre acte de ces acquis et d’assurer leur longévité.
N’oublions pas d’où cela vient
Ce modèle n’a pas été conçu dans un laboratoire ou un incubateur technologique. Il est issu du monde artistique, un secteur qui a toujours su créer du sens, respecter les limites et construire des systèmes au service des humains, et non d’une plateformisation irrespectueuse.
C’est de ce genre de posture dont l’IA d’intérêt public a besoin.
Ce que nous avons construit au Canada pourrait servir de modèle à toutes les démocraties confrontées à des défis similaires.
Pourquoi nous ? Pourquoi maintenant ?
Nous ne sommes pas des théoriciens. Nous l’avons construit.
L’équipe de La Culture Crée coordonne discrètement ce travail depuis plus d’une décennie, avec le secteur public comme partenaire depuis le début.
Nous comprenons les ontologies.
Nous comprenons la gouvernance numérique.
Et nous comprenons ce qu’il faut pour que tout cela fonctionne dans un monde réel, pour les petites équipes, les organisations locales et les personnes qui ont réellement besoin d’être valorisées.
Ce ne sont pas que des idées. Ce sont des outils pratiques, déjà en place, qui permettent au savoir et aux acquis des Canadiens d’être mobilisés, découverts et valorisés.
Cher monsieur le ministre Solomon, si le Canada veut vraiment être un chef de file en matière d’IA d’intérêt public, nous devons commencer par la base. Car il n’y a pas d’IA publique sans infrastructure de métadonnées publiques.
Si vous lisez ceci et croyez la même chose :
- Parlez-en à vos collègues.
- Parlez-en à votre équipe.
- Parlez-en aux députés et au premier ministre !
Membre du gouvernement, nous savons que vous vous souciez des données, des infrastructures et de l’IA, que vous en êtes partie-prenante.
Vous savez qu’il en va de la souveraineté numérique du Canada à l’ère de l’IA et que c’est le moment d’agir.
L’Internet que nous façonnons aujourd’hui est notre mémoire de demain. Cette mémoire a besoin d’infrastructures conçues pour et par les personnes qu’elle entend servir.
Sincèrement.